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UNIVERS LIVRES - Page 3

  • Mahigan Lepage, La science des lichens

    science des lichens.JPGSi dans son précédent récit, Vers l’ouest, Mahigan Lepage entremêlait déplacements et projections spatio-temporels ainsi que réflexions et rencontres à travers un formidable road-movie dans les terres canadiennes (lire la chronique ici-même), cette fois, avec La science des lichens, il nous convie à d’autres « déplacements », à d’autres boucles tout en jouant avec les lignes et leurs croisements.

    Premier déplacement, premier niveau, premier étage : un espace clos, le train du RER B parisien, dans lequel le narrateur se met à dérouler une longue et unique phrase ébouriffante. Ce narrateur, un québécois à Paris (autre déplacement), a cru faire un voyage (toujours cette même phrase de Nicolas Bouvier qui revient mais elle colle si bien ici) et c’est le voyage qui l’a défait : le Népal d’abord (lire à ce propos Carnet du Népal), le Maroc ensuite mais on n’oubliera pas non plus son errance dans la vieille Europe.

    Toutes ces strates ne sont possibles que parce que Mahigan Lepage regarde avec singularité ce qu’il traverse (les paysages, le temps, l’autre, les territoires…) mais surtout parce qu’il porte en lui une langue. Car ici (comme dans tout ce qu’il écrit d’ailleurs), c’est avant tout une voix qu’on entend – celles des grands. Qu’il soit question d’exotisme ou de lichénologie, de Descartes ou de livre de science,  de la langue française, de Paris-Plage, du Jardin des Plantes, d’ennui, de chaleur, de duperie, c’est la phrase qui prime, son souffle, son rythme, sa musique.

    Et celle-ci se déroule, vive, s’étend, malicieuse, prend son temps, mais sans jamais nous lâcher en route. Et moi je ne m’en lasse pas.

     

  • Pascale Bouhénic, Boxing parade

    boxing parade.JPGAprès L’alliance (Melville, 2004) et Le versant de la joie, Fred Astaire, jambes, action (Champ Vallon, 2008), l’écrivain et réalisatrice Pascale Bouhénic publie ces jours-ci en papier et en numérique Boxing parade, un recueil nerveux et poétique sur la vie et le parcours de dix grands champions de boxe. Deux de ces récits en vers ont été publiés une première fois dans la revue Vacarme ainsi que sur le site remue.net.

    Ci-dessous, un extrait de la première Vie, celle du « boxeur M. » dont l’intégralité peut être feuilletée en ligne

     

    Pascale Bouhénic, Boxing parade | L’arbalète

  • Thomas Bernhard, Les Mange-Pas-Cher

    La phrase de Thomas Bernhard est une espèce de lasso qui vous saisit et vous entraîne, de boucle en boucle, dans l’intérieur d’un monde mental qui n’a rien à voir, apparemment, avec le monde tel que vous l’habitez. C’est un univers de personnages solitaires, obsédés par une idée fixe et dont le destin s’enroule dans cette phrase cabossée, chaotique, ressassante, terrible. Terrible, parce que, au bout du compte, chemin faisant, ce monde névrosé, monomaniaque, vous vous en apercevez, c’est aussi le vôtre.


    Ainsi, Les Mange-Pas-Cher, récit de 1980 qui vient d’être traduit en français. Ce ne doit pas être facile de traduire Thomas Bernhard qui exploite toutes les ruses de la syntaxe pour allonger et ramifier indéfiniment la phrase allemande. Alors, forcément, le texte français est rugueux, heurté, et il faut parfois s’y reprendre à plusieurs fois pour dénouer le sens exact d’un de ces écheveaux de mots où reviennent si obscurément les mêmes insistantes balises. Mais au fond, ça respecte sans doute très bien le style de Bernahrd et ça impose à la lecture un rythme lent, lourd, presque conflictuel qui est son génie propre.

    L’histoire ? C’est celle d’un homme, Koller, qui a perdu une jambe à la suite d’une morsure de chien et s’est trouvé, depuis cette date, libéré spirituellement et enfin à même de s’adonner à sa passion intellectuelle pour la physiognomonie en prenant pour matériau quatre indigents (les « Mange-pas-cher ») qui fréquentent la même cantine populaire que lui. Le narrateur, comme très souvent dans les romans de Thomas Bernhard, est lié au personnage principal par une relation fatale et ambiguë, faite de fascination et de haine, de mépris et d’identification. Comme pour chaque roman de Bernhard, on n’en sort pas complètement indemne.

    Thomas Bernhard, Les Mange-Pas-Cher
    Traduit de l'allemand par Claude Porcell
    Editions Gallimard, 2005

  • Pierre BAYARD, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?

    Dans un réjouissant essai, moitié sérieux, moitié dérisoire, Pierre Bayard fait l’éloge, solidement argumenté, de la non lecture : aidé de Valéry, Balzac, Umberto Eco, Montaigne, Musil, David Lodge, Oscar Wilde et quelques autres, il démontre l’inconvénient de lire, de lire vraiment, de lire complètement, les livres dont on est amené à parler, aussi bien dans les conversations de salon que dans ses cours, si l’on est professeur ou surtout dans ses articles, si l’on est critique. D’ailleurs, au fond, Pierre Bayard explique même l’impossibilité absolue de la lecture au sens habituel, scolaire, exhaustif du terme et il commence son propre livre par une table déroutante d’abréviations : à côté des op. cit. et autres ibid. classiques, il propose quatre sigles recouvrant à ses yeux la totalité des situations de lecture possible : LI (livre inconnu), LP (livre parcouru), LE (livre évoqué), LO (livre oublié). Et de s’amuser, tout au long de son livre, faussement et véritablement savant, de classer ses propres références dans ces quatre catégories. C’est à la fois question de mémoire (merveilleuse évocation des trous de mémoire de Montaigne), de chic (Valéry) ou de principe (Balzac ou Wilde).

    Le plus intéressant de l’affaire est la théorie de l’intersection des trois bibliothèques (la collective, la virtuelle et l’intérieure) qui structure, selon lui, le rapport imaginaire aux livres et à la culture et l’effort de déculpabilisation qu’il tente pour libérer du complexe de l’imposteur qui parle de livres qu’il connaît mal voire pas du tout. Le moins drôle est la référence plus ou moins continue à la psychanalyse qui hante, pour Pierre Bayard, la relation au livre et s’accompagne d’une sorte d’incantation à la libération de soi par l’exercice de création critique nourri de non lecture qui serait une forme de cure. On serait tenté de lui dire de renoncer à cet alibi peu convaincant et de se laisser tranquillement aller au bonheur gratuit de la lecture intermittente, clairsemée, rêveuse, amnésique, baladeuse, dont il décrit si drôlement les manières et que, en son temps, Roland Barthes aurait adopté comme autant de variantes du plaisir du texte.

    Appliquant au livre de Pierre Bayard lui-même ses principes et préceptes d’antilecture, vous serez donc parfaitement bienvenu de ne pas faire de ce livre une lecture méthodique ni suivie, mais de le survoler et de l’oublier aussitôt ou bien encore de considérer que vous en savez suffisamment sur lui par ce que Blabla vous en dit. Sans pouvoir d’ailleurs décider s’il l’a lui-même vraiment lu. Et surtout, ne croyez pas qu’il vous suffise pour cela d’aller vérifier que Pierre Bayard cite bien, page 153, ce délicieux aphorisme d’Oscar Wilde (Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer) : n’importe qui peut en effet trouver ça en feuilletant le livre dans n’importe quelle librairie !

  • Avis sur Michel Houellebecq : Les Particules élémentaires - FIN

    particules-elementaires.JPGEnseignant, vaguement écrivain, Bruno est un être de désir inapaisable; sexuellement obsédé, il s’acharne dans une quête du plaisir effrénée, passant des cinémas porno aux boîtes à partouzes après avoir subi quelques avanies dans un camping "new-age", l’Espace du possible (le nom peut paraître trop beau pour être vrai dans un roman — espace des possibles par essence —, il est pourtant bien réel, et la description sordide et hilarante que donne Houellebecq de ce lieu de tous les délires est digne des meilleures "choses vues"). Sa mère, prise dans la dérive sectaire des mouvements post-hippies, l’avait livré tôt au sort terrible du pensionnaire victime de la violence de ses congénères, de même qu’elle a aussi abandonné son demi-frère Michel. Biologiste féru de physique quantique, rigoureusement déterministe, ce dernier est au contraire miné par le déclin de sa sexualité, enfermé dans une inaptitude radicale à laisser parler le désir.

    Il est promis par le roman à un destin posthume éclatant, puisque ses recherches permettront l’avènement d’une nouvelle ère enfin débarrassée du désir grâce au triomphe du clonage. Ce même déterminisme précipite les deux frères dans la dimension tragique d’un destin inéluctable, à la manière de deux cailloux dévalant une pente, pour reprendre l’image employée par Schopenhauer, dont Houellebecq est grand lecteur.

    Si le narrateur est un peu flou (il multiplie d’abord les commentaires sociologiques puis glisse peu à peu vers la position d’un clone analysant rétrospectivement dans un livre d'histoire du monde, le destin de souffrance de l’humanité), cette construction en étau, se resserrant sur la nécessité politique d’en finir avec le désir, est d’une efficacité d’autant plus grande qu’elle est savamment rythmée tant par des scènes d’un comique irrésistible (on a déjà évoqué le camping mystique, mais la rencontre de Bruno avec Philippe Sollers ne lui cède en rien, sans parler de la mort de la mère dans une communauté hippie sous les injures furieuses et revanchardes de Bruno, totalement halluciné) que par les discussions qu’entretiennent de loin en loin les deux frères. Ces discussions fournissent au roman sa dimension idéologique, fort paradoxale: car enfin, si la seule perspective de bonheur est biologique, si le clone est l’avenir de l’homme, à quoi bon écrire encore des romans ?

    On touche ici à un point essentiel, car, au-delà de l’idée de liberté, au-delà de l’idée de libre arbitre qui en est tout bonnement absente, c’est très précisément la puissance de la langue que nie ce roman qui en joue pourtant pour imposer sa thèse (il est d’ailleurs intéressant de voir comment un roman qui se veut positiviste devient très vite un roman totalitaire). La liberté n’existe que dans la langue, et, au-delà du refus de toute psychologie, c’est bien ce rapport à la langue qui est refusé aux personnages. Mais il faut ici dire la tendresse qu’éprouve l’auteur vis-à-vis de ses personnages, son affection mouillée de larmes pour ce qu’ils sont, aussi larvaires veuille-t-il les rendre, et l’émotion qu’il tire de leur souffrance intime, qu’il veut exposer pour la faire partager, et par là s’en défausser en l’expliquant par une analyse socio-biologique — d’où la tentation permanente de passer du particulier au général, dans de grandes analyses nourries par l’obsession d’une perfectibilité, non pas des individus, mais de l’humanité.

    Autant dire qu’on a bientôt l’impression que cette dimension théorique constitue purement et simplement l’habillage d’un destin de souffrance qu’il aurait été impossible d’exposer nu, mais où Houellebecq trouve la matière à ces instants de poésie qu’il cherche d’un bout à l’autre du roman, dans son désir inapaisable de faire partager ce qu’il appelle dans Interventions le "sentiment océanique". Il caractérise ainsi une poésie toujours larvaire, régressive dans le sens où elle prétend puiser dans un en deçà du langage: de la langue maternelle.

    Ce sentiment océanique travaille l’irrémédiable au comble de la nostalgie, et sans doute Houellebecq l’atteint-il dans une fin aussi belle qu’elle peut paraître ridicule: "Nous pensons aujourd’hui que Michel Djerzinski est entré dans la mer." S’enfoncer dans la mer, à la dernière page d’un livre sur lequel plane la démission des pères et l’obsession du pourrissement, de la mort, de l’irrémédiable: ou comment l’écriture, qui permet de "rester vivant" en poésie, atteint nécessairement une forme de dénégation du discours.

  • Fumisteries, Naissance de l'humour moderne, 1870-1914

    fumisteries-humour-moderne.JPGA la fin du XIXe siècle, une bande d'insolents jeunes gens vient secouer l'ordre établi. Ils se nomment les Vilains Bonshommes, les Zutistes, les Hydropathes, les Fumistes..., et fréquentent les alentours du Quartier latin et du Chat noir montmartrois. Un volcan d'inventivité fait irruption, balayant sur son passage les institutions, la famille, l'honorabilité, les poètes officiels - et même le langage. Tout est prétexte à fantaisie, parodie et sarcasme.

    Dans cette superbe anthologie de 300 textes, ils sont venus ils sont tous là : Alphonse Allais et Erik Satie, Anatole France et Lautréamont, Jarry, Verlaine, Fourest et tant d'autres, précurseurs subversifs de l'humour moderne.

    Le livre idéal pour égayer les longues soirées d'automne et pour épater les convives, entre la poire et le fromage, bref, un recueil indispensable !

    « Fumisteries, Naissance de l'humour moderne, 1870-1914 » par Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin, Omnibus, 1007 p.

  • Seul dans le noir – Paul Auster

    Seul dans le noir, je tourne et retourne le monde dans ma tête tout en m’efforçant de venir à bout d’une insomnie, une de plus, une nuit blanche de plus dans le grand désert américain.

    seul-dans-le-noir-auster.JPGC’est ainsi que débute l’histoire d’August Brill, septuagénaire bloqué dans son lit par une jambe brisée, qu’on a bien failli amputé. Veuf depuis près d’un an et infirme, il est retourné vivre avec sa fille et sa petite-fille. Comme il le dit lui-même, c’est la maison des âmes brisées. August Brill ne se remet pas du décès de l’amour de sa vie, sa fille Miriam n’arrive pas à oublier un divorce déjà vieux de cinq ans et Katya, la petite-fille, a arrêté d’être heureuse le jour où son fiancé a été assassiné en Irak.

    La maisonnée ne respire donc pas le bonheur, même si l’amour que se portent ses membres saute aux yeux du lecteurs. Mais une fois la tombée de la nuit, Brill, insomniaque, fait face à sa propre vie. Tout resurgit, tout refait surface : ses trahisons, ses remords, son passé, le décès de sa femme. Tout revient en pleine figure comme un boomerang.

    Seul dans le noir, pendant de longues heures, il invente des histoires dans sa tête pour passer le temps et surtout, pour ne plus penser à rien. L’histoire qu’il raconte cette fois-ci est celle d’un homme plongé dans un monde parallèle où le 11 septembre et la guerre en Irak n’ont jamais eu lieu, mais où une guerre civile aux États-Unis fait rage. Fiction et réalité se mélangent dans la tête de Brill, qui attend toujours l’aube pour interrompre son récit.

    Bien plus qu’un roman sur les remords d’une vie, Paul Auster signe là un livre engagé sur le rôle de l’être humain dans les guerres contemporaines. Dans le récit que se fait Brill, le personnage se voit confier la tache de mettre fin à la guerre en tuant le seul homme à l’origine de ce mal ; s’il n’obéit pas, il sera lui-même tué, car il est lui aussi responsable de cette guerre à sa manière. Le message est fort : tous responsables.

    Lorsque la nuit s’arrête, le récit se met en pause, et Brill fait face à ses démons. L’écrivain, par sa simple écriture, peint une souffrance unique, celle de l’âme. Des regrets qui rongent, qui sont inutiles car ils ne changeront jamais le cours de l’histoire. A quoi bon ressasser le passé ? Pourtant, irrémédiablement, il revient dans la tête de Brill.

    Magnifiquement bien écrit, Paul Auster suggère tout en nuance cet état dépressif qui émeut le lecteur. Toujours en sous-entendus, l’écrivain fait du crépuscule de la vie un terreau à la nostalgie et à la tristesse sans jamais tomber dans le pathos.

    Un superbe roman de Paul Auster, que je conseille à toutes et à tous.