La phrase de Thomas Bernhard est une espèce de lasso qui vous saisit et vous entraîne, de boucle en boucle, dans l’intérieur d’un monde mental qui n’a rien à voir, apparemment, avec le monde tel que vous l’habitez. C’est un univers de personnages solitaires, obsédés par une idée fixe et dont le destin s’enroule dans cette phrase cabossée, chaotique, ressassante, terrible. Terrible, parce que, au bout du compte, chemin faisant, ce monde névrosé, monomaniaque, vous vous en apercevez, c’est aussi le vôtre.
Ainsi, Les Mange-Pas-Cher, récit de 1980 qui vient d’être traduit en français. Ce ne doit pas être facile de traduire Thomas Bernhard qui exploite toutes les ruses de la syntaxe pour allonger et ramifier indéfiniment la phrase allemande. Alors, forcément, le texte français est rugueux, heurté, et il faut parfois s’y reprendre à plusieurs fois pour dénouer le sens exact d’un de ces écheveaux de mots où reviennent si obscurément les mêmes insistantes balises. Mais au fond, ça respecte sans doute très bien le style de Bernahrd et ça impose à la lecture un rythme lent, lourd, presque conflictuel qui est son génie propre.
L’histoire ? C’est celle d’un homme, Koller, qui a perdu une jambe à la suite d’une morsure de chien et s’est trouvé, depuis cette date, libéré spirituellement et enfin à même de s’adonner à sa passion intellectuelle pour la physiognomonie en prenant pour matériau quatre indigents (les « Mange-pas-cher ») qui fréquentent la même cantine populaire que lui. Le narrateur, comme très souvent dans les romans de Thomas Bernhard, est lié au personnage principal par une relation fatale et ambiguë, faite de fascination et de haine, de mépris et d’identification. Comme pour chaque roman de Bernhard, on n’en sort pas complètement indemne.
Thomas Bernhard, Les Mange-Pas-Cher
Traduit de l'allemand par Claude Porcell
Editions Gallimard, 2005