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UNIVERS LIVRES - Page 6

  • Lost City Radio de Daniel ALARCÓN

    Premier roman d’un jeune auteur né en 1977, Lost City Radio est une plongée virtuose dans les conséquences indirectes d’une guerre civile.

    radio.JPGDans un pays sans nom, où les villages ont été débaptisés et portent à présent un numéro, Norma est la présentatrice vedette d’une émission de radio à succès qui donne la parole aux auditeurs à la recherche d’un disparu. Intitulée "Lost City Radio", cette émission est la lueur d’espoir de milliers de gens déracinés, détruits par dix années de guerre civile entre un gouvernement militaire qui cherche à effacer les traces du passé et une guérilla qui cherche à embrigader les habitants des villages reculés de la jungle. Lorsque Victor, un adolescent orphelin de mère qui n’a jamais connu son père, débarque à la radio avec une liste de disparus de son village numéro 1797 et qu’il demande qu’elle soit lue à l’antenne, C’est tout le passé de Norma qui remonte à la surface. Dans cette liste, en effet, figure l’un des noms de Rey, son mari, qui, membre de la guérilla, n’a jamais reparu après avoir été arrêté par les forces militaires du pays. Les trois jours que cette femme va passer avec Victor vont bouleverser sa vie. Et qu’importent les conséquences…

    On n’apprendra rien, dans cette fable politique, sur les guérillas actuellement en activité au Pérou (pays d’origine de l’auteur), en Colombie et ailleurs. Si le sujet fait indéniablement penser aux événements actuels, ce n’est pas ce qui intéresse Daniel Alarcón, qui tente de montrer les ravages que peuvent causer, au plus profond de l’être, des années de guerre civile et de dictature : effacement de l’identité, dispersion des familles, disparitions, isolement des individus, des villages, tortures et humiliations, embrigadement, etc. Pour marquer encore plus fortement ces traumatismes, l’auteur a très subtilement opté pour une structure narrative éclatée, entremêlant trois histoires à trois époques différentes : Norma et Rey, son mari ; Victor et sa mère, dans leur village perdu ; Norma et Victor à la recherche de leur passé. Il ménage enfin un certain suspens qui trouve son apothéose dans les dernières pages, d’une force incroyable, qui place le lecteur au cœur même de l’absurde. Parions que nous entendrons longtemps parler de cet écrivain qui, par ce premier roman magistral, se place d’emblée aux côtés d’un d'Hector Loaiza , d' Alan Pauls ou d’un Bolaño .

  • Eric-Emmanuel Schmitt - Ulysse from Bagdad

    bagdad.JPGComment parcourir des milliers de kilomètres lorsqu’on n’a pas un dinar se demande Saad Saad ?

    Ainsi, notre nouvel héros veut quitter son pays natal, qu’il ne reconnaît pas comme le sien, pour gagner l’Europe, terre de toutes les promesses, et plus particulièrement l’Angleterre, espace de rêves. Après avoir vécu le chaos, la privation, l’embargo américain, la faim, la guerre, la mort, avoir survécu à un attentat suicide, assisté à l’agonie de plusieurs de ses proches suite à la pénurie de médecins, Saad Saad se décide à commencer son odyssée, dans le sens inverse de celui entamé par Ulysse : lui ne cherche qu’à rentrer chez lui, Saad Saad veut le trouver, son chez-lui. Et tout recommencer, parce que lui n’a pas eu la chance de tirer un bon numéro à la loterie des naissances.

                Son voyage, qui passera par le Caire, Malte, la Sicile, et la France, tout comme celui du roi d’Ithaque, sera parcouru par maintes rencontres et aventures. Il rencontrera une bande de Lotophages fumant de l’opium, devra faire face à un Cyclope dans un centre de détention, s’obligera à braver les dangers de la mer, et rivalisera d’astuces pour échapper non pas à la volonté des Dieux, mais à celles des autorités.

                 Partant de ce postulat, qu’on a affaire si ce n’est à une réécriture de l’œuvre d’Homère, du moins à une modernisation, il ne faut pas s’attendre à trouver dans le nouveau roman d’Eric-Emmanuel Schmidt du réalisme à l’état pur.

                Ulysse from Bagdad n’est pas un essai sur la condition clandestine, même s’il en aborde toutes les thématiques : la difficulté de partir, de prendre le large, la perte des repères, la survie difficile (être prêt à tout pour empocher quelques pièces de monnaie), les horribles conditions de voyage, l’hypocrisie des autorités officielles, etc, etc… C’est d’abord un roman, humoristique et onirique, bourré de bons sentiments.

                Toutes les aventures de Saad Saad sont ponctuées d’entretiens avec le fantôme de son père, décédé en Irak à cause d’une méprise de la part des Américains. Son père, libraire, qui, sous le régime de Saddam Hussein, résistait en accumulant les livres interdits sous le régime, créant une véritable bibliothèque secrète, en mettant au parfum son fils, lui transmettant le goût de la digression. Il apparaît donc à notre héros, pour lui raconter ses grandes théories et lui prodiguer des conseils, dans des dialogues inoubliables. Ainsi, selon lui, si le Moyen-Orient a des problèmes de démocratisation, c’est forcément à cause des palmiers.

     

     

  • Le joueur d'échecs, de Stefan Zweig

    ZWEIG.JPGJe dois avouer que j’avais beaucoup entendu parler de cette œuvre de Stefan Zweig, et à ma grande honte, je ne m’y étais encore jamais plongé. Heureusement pour moi, grâce à cette nouvelle traduction du Livre de Poche, j’ai pu enfin me plonger dans ce grand classique.

    Je dois dire que je n’ai absolument pas été déçue de m’y être enfin plongée car ce fut un véritable régal. J’ai du le lire en quelques heures seulement. Stefan Zweig a véritablement l’art de nous embarquer totalement dans son histoire, de nous attacher entièrement à ses personnages, et ce malgré la folie qu’on perçoit chez ce joueur d’échecs. C’est un classique, mais ça ne devrait pas arrêter les gens à ouvrir ce livre car il se lit avec une facilité déconcertante.

    Et pourtant, le sujet n’est pas des plus faciles à traiter. La folie est un thème que j’apprécie énormément, et j’ai véritablement adoré la façon dont Stefan Zweig l’a traité, au détour du jeu d’échec, tout en subtilité, ce qui rend le thème d’autant plus fort. Les évènements que relate le joueur d’échec sont décrits avec une telle clarté qu’on croirait presque les vivre nous-mêmes, ce qui peut mettre parfois très mal à l’aise. On est happé dans cet isolement qu’a vécu le personnage, on souffre avec lui et il nous fascine totalement. Il se dégage de lui une intelligence, qui malheureusement va finir en folie, tellement profonde qu’on ne peut que s’émerveiller tout en s’attristant de ce genre d’expériences si dégradantes et humiliantes.

    Ce qui est fascinant c’est le fait que la folie et l’excellence soient si proches. C’est un fait historique qui s’est révélé vrai à maintes reprises, malheureusement, l’excellence se pare d’une certaine forme de folie, et d’une certaine forme d’isolement également. Dans le cas particulier relaté par Stefan Zweig, c’est justement l’isolement forcé et absolu qui va mener notre joueur d’échecs à l’excellence et la folie.

    C’est finalement un thème universel qu’aborde ici Stefan Zweig, et avec une plume magnifique qui nous fait vivre entièrement l’expérience de cet homme. Vous l’avez compris, ce fut pour moi un vrai coup de cœur et je ne peux que vous conseiller de lire, ou de relire ce chef d’œuvre (court) d’un auteur dont je vais certainement découvrir le reste de l’œuvre.

  • On n'y voit rien de Daniel Arasse

    on.JPGOn n'y voit rien (Descriptions) est le titre d'un livre de Daniel Arasse, grand historien d'art malheureusement décédé il y a peu. J'aime beaucoup le genre de personnages qu'incarnait Arasse, esprit brillant et indépendant, un rien iconoclaste mais soutenu par une solide culture classique. Evidemment Arasse ne parle ni de cinéma ni de télévision puisqu'il décortique des tableaux de maîtres (Bruegel, Titien, Velasquez, etc.) mais il me semble qu'il y a des leçons à retenir dans sa façon de faire sortir l'étude iconographique de son ornière habituelle pour la catapulter du côté du récit littéraire.

    OJ (grâce à qui j'ai lu le bouquin) me faisait remarquer, à juste titre, que la manière s'accorderait à merveille à la critique DVD. Les tableaux qu'il analyse, Arasse en effet les connaît très bien et il s'attache à faire retour sur un détail ou une question générée par une oeuvre que la paresse intellectuelle, l'idée que la toile a livré tous ses secrets depuis longtemps empêchaient de mettre à jour. Il en est de même avec les films.

    Cette façon de creuser un coin oublié du tableau, Arasse la déploie en six chapitres, six nouvelles avec une particularité pour chacun : dialogue imaginaire entre deux personnes qui finit par construire une forme de discours dialectique, lettre à une femme, texte faussement trivial, adresse au lecteur, à un "vous", un "tu", un "il". Cette manière pédagogique et ludique, limpide sans jamais vulgariser l'objet de son étude est l'anti modèle éclatant d'une certaine tendance universitaire que j'ai toujours trouvée un peu pompeuse, souvent purement rhétorique, dans la critique de cinéma dite sérieuse où le jargon et une formulation alambiquée ont valeur de pensée. Arasse démontre de plus qu'on peut inventer de nouvelles formes, qu'elles sont la locomotive qui entraînera le lecteur chevronné ou néophyte dans les rondes vertigineuses de ses démonstrations.

    L'espièglerie avec laquelle il malmène parfois ses pères (Gombrich, Panofski par exemple) ou les spécialistes désaffectés est une invite à ne pas se comporter en dévot, à penser l'articulation entre culture classique et culture moderne, entre le contexte historique de l'oeuvre et l'interprétation libre de toute attache avec une vraie tonicité d'esprit.

    décomplexé, voilà le maître mot de cette lecture savante et jouissive...

  • Ma première femme, Yann Queffélec

    C’est un roman apparemment très autobiographique, qui était supposé parler de la mère de l'auteur-narrateur, mais qui parle surtout du narrateur-auteur :

    ma.JPGMarc, de son adolescence dans l’atmosphère un peu étouffante de sa famille, un père catholique, autoritaire et absent, une sœur aveugle et possessive, un ami orphelin et fantasque et surtout une mère musicienne et originale mais dont l’adolescent égoïste refuse de voir arriver la mort, le cancer qui devait l’emporter quelques jours avant son bac.

    C’est un bon roman bien sûr, un récit drôle et tendre, très nostalgique, conduit avec art –très habile jonglage d’époques- et dans une langue élégante et précise. Mais ça laisse un peu sur sa faim : c’est vraiment un peu trop centré sur soi, un peu trop complaisant, un peu trop auto-sentimental et ça n’ose sans doute pas affronter complètement en face les vérités de l’enfance, de l’origine sociale, de l’ambiguïté des sentiments. On a un peu l’impression que Yann-Marc continue à jouer tardivement à l’adolescent bien élevé, dont les écarts, y compris littéraires, demeurent finalement conformes aux expériences, tolérées pour son sexe, par son milieu et son époque et qu’il a un peu trop tendance à se regarder dans un miroir dont il aurait pris grand soin de contrôler les ombres.

    On a même parfois l’impression que la transposition romanesque n’est pas mise au service de la sincérité : l’auteur utilise son talent pour que son personnage ne le trahisse pas. Malheureusement, ça porte préjudice aux deux : le premier reste un peu enfermé dans l’image trop fabriquée d’adolescent d’autrefois qu’il a dessinée pour le second. Il ne suffit pas de passer mai 68 à la clinique du Ranelagh à se faire opérer d’une péritonite pour se prendre, en le racontant, pour Stendhal faisant rater Waterloo à Fabrice.

    Ma première femme, Yann Queffélec , Fayard, 2005

     

  • Sándor Márai, Les Braises (1942)

    Roman traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier (Le livre de poche n° 3378)

    sandor.JPGDans L’espace littéraire, Maurice Blanchot explique qu’il y a, dans toute œuvre littéraire, quelques pages où bat le cœur du livre, la lecture devenant alors une espèce d’enquête pour repérer le palpitant organe… Dans Les Braises du hongrois Sándor Márai (1900-1989), il y a bien un tel centre de gravité du texte, même s’il est difficile et long à trouver (vers la page 175 sans doute).

    Le récit démarre en effet avec lenteur : le personnage principal, appelé « le général », vieux militaire aristocrate s’apprête, dans le château où il vit reclus depuis la mort de sa femme Christine, à recevoir Conrad, l’ami d’enfance, l’ami absolu, qu’il n’a pas revu depuis quarante et un ans. Ces préparatifs donnent l’occasion au général de revenir sur sa vie, son enfance, sa carrière et bien sûr son amitié pour Conrad, le camarade pauvre et fier, musicien et solitaire. Le tout dans l’ambiance de la fin de l’empire austro-hongrois, les fastes de Vienne et l’âpreté de la noblesse rurale.

    Le mystère des relations entre les deux hommes et de leur rupture croît avec le récit et fait espérer la grande explication que le général met en scène avec beaucoup de théâtralité. Le dîner a grande allure : dans la grande salle spectrale de son château, le général joue au chat avec la souris Conrad. Il lui fait de grandes tirades sur l’amitié (qui est, dit-il, « autre chose que le penchant maladif de ceux qui cherchent une sorte de satisfaction monstrueuse auprès d’êtres du même sexe… L’éros de l’amitié n’a pas besoin des corps. (page 103) »), sur l’honneur, la guerre, la chasse. Bref sur un monde en train de s’effondrer et c’est sans doute l’un des aspects les plus intéressants de ce roman de donner à voir, dans la figure de ce vieillard pathétique, l’écroulement d’un monde, d’une morale et d’une esthétique.

    Le thème n’est pas neuf, bien sûr, mais il fonctionne plutôt bien ici, dans ce décor de tragédie et cette ambiance à grand suspense : car on finit par comprendre l’enjeu de cette ultime rencontre entre ces deux vieillards dont l’un s’est enfui, reniant tout ce que l’autre a continué à ruminer.

    Le jeu de la vérité est finement conduit : Conrad était l’amant de Christine avec qui il devait s’enfuir après avoir tué le général (je résume). Mais, n’ayant pas eu le courage de tirer pendant la chasse, il a disparu le lendemain en démissionnant de l’armée, et en laissant dans un terrible et silencieux face à face de huit ans les époux demeurés unis par ce silence même, cet attachement morbide à un monde qui n’existait déjà plus. « Il n’est pas vrai que les hommes ne peuvent faire autrement que de supporter leur destin », dit le général à la fin, en faisant encore semblant d’y croire.

    http://www.livredepoche.com/les-braises-sandor-marai-9782253933786

  • Le guépard, Giuseppe Tomasi di Lampesuda (1958)

    Traduit de l’italien par Fanette Pézard (Editions du Seuil 1959, Points-Seuil n° 260)

    Curieuse impression de lire l’adaptation romanesque du chef d’œuvre de Visconti, avec, comme disait ce vieux ronchon de Julien Gracq, -mais c’était à propos des adaptations cinématographiques des œuvres littéraires-, l’inconvénient des avantages lorsque ces adaptations sont particulièrement réussies : elles imposent à votre imaginaire une visualité des personnages et des actions dont on ne peut se défaire et qui corrompt à sa façon l’imaginaire purement (?) littéraire –ici, donc, cinématographiques, si vous arrivez à suivre mon raisonnement …-.


    guepard.JPGQuoi qu'il en soit, ici, ça marche dans tous les sens, la machine intérieure à images, le cinéma mental : sauf que, moi, plutôt que ceux de Burt Lancaster, c’est sous les traits de Marlon Brando que j'aurais bien vu le prince Fabrice (P. qui m’a offert ce livre m’a dit que Visconti lui-même avait pensé à Brando mais l’avait trouvé trop « ambigu »… Mais comment peut-on être trop ambigu ? Je suis un fanatique de l’ambiguïté…).

    La principale différence entre le roman (qui est magnifique, autant le dire tout de suite) et le film (qui est, lui, un pur chef d’œuvre et j’envie ceux –rares ou très jeunes- qui ne l’ont pas encore vu) c’est que la dimension métaphysique, c'est-à-dire en fait méta-historique et méta-géographique, c'est-à-dire au-delà de l’Italie et de la fin du vieux système féodal, c'est-à-dire le côté fin d’un monde et d’un système de représentation du monde, l’instant sublime et effroyable où les choses basculent est beaucoup plus net dans le film (exceptionnellement) que dans le roman qui est, lui, forcément, beaucoup plus « intéressé » par le côté nostalgique (le monde qui s’évanouit) et, d’une certaine façon psychologique et social, du fait de la personne même de l’auteur et de son rang.

    Mais ceci était peut-être aussi un peu vrai de Visconti. Enfin bref, c’est un livre absolument merveilleux et j’ordonne à tous ceux qui ne l’ont pas encore lu d’interrompre immédiatement toutes leurs lectures débiles de l’été pour s’y plonger.