Enseignant, vaguement écrivain, Bruno est un être de désir inapaisable; sexuellement obsédé, il s’acharne dans une quête du plaisir effrénée, passant des cinémas porno aux boîtes à partouzes après avoir subi quelques avanies dans un camping "new-age", l’Espace du possible (le nom peut paraître trop beau pour être vrai dans un roman — espace des possibles par essence —, il est pourtant bien réel, et la description sordide et hilarante que donne Houellebecq de ce lieu de tous les délires est digne des meilleures "choses vues"). Sa mère, prise dans la dérive sectaire des mouvements post-hippies, l’avait livré tôt au sort terrible du pensionnaire victime de la violence de ses congénères, de même qu’elle a aussi abandonné son demi-frère Michel. Biologiste féru de physique quantique, rigoureusement déterministe, ce dernier est au contraire miné par le déclin de sa sexualité, enfermé dans une inaptitude radicale à laisser parler le désir.
Il est promis par le roman à un destin posthume éclatant, puisque ses recherches permettront l’avènement d’une nouvelle ère enfin débarrassée du désir grâce au triomphe du clonage. Ce même déterminisme précipite les deux frères dans la dimension tragique d’un destin inéluctable, à la manière de deux cailloux dévalant une pente, pour reprendre l’image employée par Schopenhauer, dont Houellebecq est grand lecteur.
Si le narrateur est un peu flou (il multiplie d’abord les commentaires sociologiques puis glisse peu à peu vers la position d’un clone analysant rétrospectivement dans un livre d'histoire du monde, le destin de souffrance de l’humanité), cette construction en étau, se resserrant sur la nécessité politique d’en finir avec le désir, est d’une efficacité d’autant plus grande qu’elle est savamment rythmée tant par des scènes d’un comique irrésistible (on a déjà évoqué le camping mystique, mais la rencontre de Bruno avec Philippe Sollers ne lui cède en rien, sans parler de la mort de la mère dans une communauté hippie sous les injures furieuses et revanchardes de Bruno, totalement halluciné) que par les discussions qu’entretiennent de loin en loin les deux frères. Ces discussions fournissent au roman sa dimension idéologique, fort paradoxale: car enfin, si la seule perspective de bonheur est biologique, si le clone est l’avenir de l’homme, à quoi bon écrire encore des romans ?
On touche ici à un point essentiel, car, au-delà de l’idée de liberté, au-delà de l’idée de libre arbitre qui en est tout bonnement absente, c’est très précisément la puissance de la langue que nie ce roman qui en joue pourtant pour imposer sa thèse (il est d’ailleurs intéressant de voir comment un roman qui se veut positiviste devient très vite un roman totalitaire). La liberté n’existe que dans la langue, et, au-delà du refus de toute psychologie, c’est bien ce rapport à la langue qui est refusé aux personnages. Mais il faut ici dire la tendresse qu’éprouve l’auteur vis-à-vis de ses personnages, son affection mouillée de larmes pour ce qu’ils sont, aussi larvaires veuille-t-il les rendre, et l’émotion qu’il tire de leur souffrance intime, qu’il veut exposer pour la faire partager, et par là s’en défausser en l’expliquant par une analyse socio-biologique — d’où la tentation permanente de passer du particulier au général, dans de grandes analyses nourries par l’obsession d’une perfectibilité, non pas des individus, mais de l’humanité.
Autant dire qu’on a bientôt l’impression que cette dimension théorique constitue purement et simplement l’habillage d’un destin de souffrance qu’il aurait été impossible d’exposer nu, mais où Houellebecq trouve la matière à ces instants de poésie qu’il cherche d’un bout à l’autre du roman, dans son désir inapaisable de faire partager ce qu’il appelle dans Interventions le "sentiment océanique". Il caractérise ainsi une poésie toujours larvaire, régressive dans le sens où elle prétend puiser dans un en deçà du langage: de la langue maternelle.
Ce sentiment océanique travaille l’irrémédiable au comble de la nostalgie, et sans doute Houellebecq l’atteint-il dans une fin aussi belle qu’elle peut paraître ridicule: "Nous pensons aujourd’hui que Michel Djerzinski est entré dans la mer." S’enfoncer dans la mer, à la dernière page d’un livre sur lequel plane la démission des pères et l’obsession du pourrissement, de la mort, de l’irrémédiable: ou comment l’écriture, qui permet de "rester vivant" en poésie, atteint nécessairement une forme de dénégation du discours.