Quatre ans après Extension du domaine de la lutte, un roman au titre paradoxal qui n’a cessé depuis sa parution d’étendre son influence, Michel Houellebecq publie un deuxième roman aussi ambitieux et impressionnant que problématique. On y trouve des perspectives idéologiques irrecevables, mais aussi un constat implacable de notre fin de siècle, souvent hilarant et toujours sordide, qui vient heurter de plein fouet le sage ordonnancement des fictions ordinaires.
C’est un fait : les Particules élémentaires contraint à la distance; il interdit par sa dimension idéologique de s’en tenir à la lecture romanesque et émouvante qu’il appelle pourtant de toutes ses lignes. Plus exactement, on ne peut pas se contenter, pour en goûter la force romanesque indéniable, de renvoyer au rayon des fantasmes inoffensifs les perspectives déterministes que dessine le roman en s’appuyant tant sur le positivisme d’Auguste Comte que sur une approche très documentée des sciences physiques et de la biologie moléculaire (ce par quoi il se place dans une filiation revendiquée avec le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et les travaux de son frère Julian, éminent biologiste qui prônait le contrôle génétique dans son essai Ce que j’ose penser, publié en 1931). Non seulement la force du roman est inséparable de ce matériau idéologique (ce que l’on va montrer), mais de plus ce matériau est inévitablement contaminé par le discours provocateur que l’auteur peut tenir par ailleurs: ainsi lorsqu’il défendait au printemps, une nouvelle forme d’eugénisme dans la postface à la réédition du Scum Manifeste de Valérie Solanas (1).
Evidemment, tout cela serait plus facile à régler si le roman était quelconque. Il se trouve que les Particules élémentaires ne l’est assurément pas, fort d’une capacité jubilatoire de mettre à nu quelques ressorts obscurs mais implacables de la souffrance des individus enfermés en eux-mêmes dans un "monde comme supermarché et comme dérision", pour citer l’un des textes théoriques rassemblés dans le recueil Interventions, qui paraît en même temps que le roman et dont la première phrase donne le ton: "Isomorphe à l’homme, le roman devrait pouvoir tout en contenir". En effet, les Particules élémentaires est porté par une ambition exceptionnelle: dire le réel, ou en tout cas la réalité contemporaine, au moyen d’une œuvre dépassant les frontières pour mêler, dans une filiation revendiquée avec le Thomas Mann de la Montagne magique, la fiction, la théorie et la poésie. Houellebecq s’est également mis à l’école de Balzac, qui voulait que le roman "indique les désastres produits par les changements des mœurs", et cette formule met le doigt sur l’une des limites des Particules élémentaires: en cantonnant la dimension historique de son analyse à la génération précédant ses personnages, Houellebecq provoque l’impression que les années 60 et les mouvements hippies ou libertaires sont seuls responsables du désarroi contemporain, qui n’aurait donc aucun rapport direct avec les tragédies historiques de ce siècle…
"Ne vous sentez pas obligé d’inventer une forme neuve. Les formes neuves sont rares. Une par siècle, c’est déjà bien", notait Houellebecq dans son premier livre.Rester vivant, génialement sous-titré "méthode", quand il s’agissait d’expliquer comment survivre en poésie (on y lisait également: "Toute société a ses points de moindre résistance, ses plaies. Mettez le doigt sur la plaie, et appuyez bien fort (…). Insistez sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. De la jalousie, de l’indifférence, de la frustration, de l’absence d’amour. Soyez abjects, vous serez vrais". On ne saurait mieux présenter les Particules élémentaires). Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce roman que d’être construit à la manière des romans à thèse de la première moitié du siècle pour tenter de dire les bouleversements métaphysiques inévitables où conduit la science contemporaine (les Particules élémentaires doit en effet son titre à une volonté de caractériser ainsi les personnages comme des particules obéissant à des lois qui les dépassent, mais aussi au débat ontologique que provoquent certains scientifiques persuadés qu’il faut désormais renoncer au concept de particule).
Le roman superpose de chapitre en chapitre les biographies de deux frères quadragénaires qu’a priori tout sépare, mais qui sont les deux faces d’une même médaille fondue dans la frustration contemporaine, clairement attribuée à l’état de séparation consubtantiel à la condition de l’homme occidental, mais que l’absence de religion rendrait, selon Houellebecq, moins supportable que jamais.