Roman traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier (Le livre de poche n° 3378)
Dans L’espace littéraire, Maurice Blanchot explique qu’il y a, dans toute œuvre littéraire, quelques pages où bat le cœur du livre, la lecture devenant alors une espèce d’enquête pour repérer le palpitant organe… Dans Les Braises du hongrois Sándor Márai (1900-1989), il y a bien un tel centre de gravité du texte, même s’il est difficile et long à trouver (vers la page 175 sans doute).
Le récit démarre en effet avec lenteur : le personnage principal, appelé « le général », vieux militaire aristocrate s’apprête, dans le château où il vit reclus depuis la mort de sa femme Christine, à recevoir Conrad, l’ami d’enfance, l’ami absolu, qu’il n’a pas revu depuis quarante et un ans. Ces préparatifs donnent l’occasion au général de revenir sur sa vie, son enfance, sa carrière et bien sûr son amitié pour Conrad, le camarade pauvre et fier, musicien et solitaire. Le tout dans l’ambiance de la fin de l’empire austro-hongrois, les fastes de Vienne et l’âpreté de la noblesse rurale.
Le mystère des relations entre les deux hommes et de leur rupture croît avec le récit et fait espérer la grande explication que le général met en scène avec beaucoup de théâtralité. Le dîner a grande allure : dans la grande salle spectrale de son château, le général joue au chat avec la souris Conrad. Il lui fait de grandes tirades sur l’amitié (qui est, dit-il, « autre chose que le penchant maladif de ceux qui cherchent une sorte de satisfaction monstrueuse auprès d’êtres du même sexe… L’éros de l’amitié n’a pas besoin des corps. (page 103) »), sur l’honneur, la guerre, la chasse. Bref sur un monde en train de s’effondrer et c’est sans doute l’un des aspects les plus intéressants de ce roman de donner à voir, dans la figure de ce vieillard pathétique, l’écroulement d’un monde, d’une morale et d’une esthétique.
Le thème n’est pas neuf, bien sûr, mais il fonctionne plutôt bien ici, dans ce décor de tragédie et cette ambiance à grand suspense : car on finit par comprendre l’enjeu de cette ultime rencontre entre ces deux vieillards dont l’un s’est enfui, reniant tout ce que l’autre a continué à ruminer.
Le jeu de la vérité est finement conduit : Conrad était l’amant de Christine avec qui il devait s’enfuir après avoir tué le général (je résume). Mais, n’ayant pas eu le courage de tirer pendant la chasse, il a disparu le lendemain en démissionnant de l’armée, et en laissant dans un terrible et silencieux face à face de huit ans les époux demeurés unis par ce silence même, cet attachement morbide à un monde qui n’existait déjà plus. « Il n’est pas vrai que les hommes ne peuvent faire autrement que de supporter leur destin », dit le général à la fin, en faisant encore semblant d’y croire.
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