Dans un réjouissant essai, moitié sérieux, moitié dérisoire, Pierre Bayard fait l’éloge, solidement argumenté, de la non lecture : aidé de Valéry, Balzac, Umberto Eco, Montaigne, Musil, David Lodge, Oscar Wilde et quelques autres, il démontre l’inconvénient de lire, de lire vraiment, de lire complètement, les livres dont on est amené à parler, aussi bien dans les conversations de salon que dans ses cours, si l’on est professeur ou surtout dans ses articles, si l’on est critique. D’ailleurs, au fond, Pierre Bayard explique même l’impossibilité absolue de la lecture au sens habituel, scolaire, exhaustif du terme et il commence son propre livre par une table déroutante d’abréviations : à côté des op. cit. et autres ibid. classiques, il propose quatre sigles recouvrant à ses yeux la totalité des situations de lecture possible : LI (livre inconnu), LP (livre parcouru), LE (livre évoqué), LO (livre oublié). Et de s’amuser, tout au long de son livre, faussement et véritablement savant, de classer ses propres références dans ces quatre catégories. C’est à la fois question de mémoire (merveilleuse évocation des trous de mémoire de Montaigne), de chic (Valéry) ou de principe (Balzac ou Wilde).
Le plus intéressant de l’affaire est la théorie de l’intersection des trois bibliothèques (la collective, la virtuelle et l’intérieure) qui structure, selon lui, le rapport imaginaire aux livres et à la culture et l’effort de déculpabilisation qu’il tente pour libérer du complexe de l’imposteur qui parle de livres qu’il connaît mal voire pas du tout. Le moins drôle est la référence plus ou moins continue à la psychanalyse qui hante, pour Pierre Bayard, la relation au livre et s’accompagne d’une sorte d’incantation à la libération de soi par l’exercice de création critique nourri de non lecture qui serait une forme de cure. On serait tenté de lui dire de renoncer à cet alibi peu convaincant et de se laisser tranquillement aller au bonheur gratuit de la lecture intermittente, clairsemée, rêveuse, amnésique, baladeuse, dont il décrit si drôlement les manières et que, en son temps, Roland Barthes aurait adopté comme autant de variantes du plaisir du texte.
Appliquant au livre de Pierre Bayard lui-même ses principes et préceptes d’antilecture, vous serez donc parfaitement bienvenu de ne pas faire de ce livre une lecture méthodique ni suivie, mais de le survoler et de l’oublier aussitôt ou bien encore de considérer que vous en savez suffisamment sur lui par ce que Blabla vous en dit. Sans pouvoir d’ailleurs décider s’il l’a lui-même vraiment lu. Et surtout, ne croyez pas qu’il vous suffise pour cela d’aller vérifier que Pierre Bayard cite bien, page 153, ce délicieux aphorisme d’Oscar Wilde (Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer) : n’importe qui peut en effet trouver ça en feuilletant le livre dans n’importe quelle librairie !